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Des activistes,
sans doute les Étudiants pour une Société démocratique ou les Jeunes Maoïstes, n’avaient
pas chômé durant la nuit du 25 au 26 juin. Au matin, les murs de l’université
du Kentucky à Louisville étaient couverts d’affiches polycopiées :
ATTENTION !
ATTENTION ! ATTENTION ! ATTENTION !
ON VOUS MENT !
LE GOUVERNEMENT VOUS MENT ! LA PRESSE AUX MAINS DES PARAMILITAIRES VOUS
MENT ! L’ADMINISTRATION DE L’UNIVERSITÉ VOUS MENT ! LES MÉDECINS DE L’INFIRMERIE
VOUS MENTENT !
1. IL N’EXISTE
PAS DE VACCIN CONTRE LA SUPER-GRIPPE.
2. LA SUPER-GRIPPE
N’EST PAS UNE MALADIE GRAVE, C’EST UNE MALADIE MORTELLE
3. LE TAUX DE
CONTAGION POURRAIT ATTEINDRE 75 %.
4. LA SUPER-GRIPPE EST UNE INVENTION
DES PARAMILITAIRES. ELLE S’EST PROPAGÉE ACCIDENTELLEMENT.
5. LES
PARAMILITAIRES ESSAIENT DE MASQUER LEUR ERREUR MEURTRIERE, AU RISQUE DE FAIRE
MOURIR 75 % DE LA POPULATION !
RÉVOLUTIONNAIRES,
SALUT ! L’HEURE DU COMBAT EST ARRIVÉE ! UNISSONS-NOUS POUR LA
VICTOIRE !
RÉUNION AU GYMNASE À 19 HEURES !
GRÈVE ! GRÈVE !
GRÈVE ! GRÈVE ! GRÈVE ! GRÈVE !
Ce qui se produisit
à la station de télévision WBZ – TV de Boston avait été préparé la veille au
soir par trois journalistes et six techniciens, tous du studio 6. Cinq de ces
hommes jouaient régulièrement au poker, et six étaient déjà malades. Convaincus
qu’ils n’avaient plus rien à perdre, ils se procurèrent près d’une douzaine de
revolvers. Bob Palmer, qui présentait le journal télévisé du matin, les transporta
dans le sac de voyage où il mettait habituellement ses blocs-notes et ses
stylos.
L’immeuble qui abritait les
studios était entièrement bouclé par des volontaires de la Garde nationale, leur
avait-on dit. Mais Palmer avait fait remarquer à Georges Dickerson qu’il n’avait
encore jamais vu de volontaires quinquagénaires.
À 9 h 01 du matin, juste après
que Palmer eut commencé à lire le texte lénifiant que lui avait remis dix
minutes plus tôt un sous-officier de l’armée, les neuf conjurés s’étaient
emparés de la station de télévision. Les soldats, qui ne s’attendaient pas du
tout à ce que des civils plus habitués à observer de loin les catastrophes qu’à
se lancer dans le feu de l’action leur fassent des difficultés, avaient été totalement
pris au dépourvu et s’étaient laissé désarmer. D’autres employés de la station
étaient venus rejoindre les insurgés. Très vite, ils s’étaient assurés du
sixième étage et avaient verrouillé toutes les portes. Puis ils avaient appelé
tous les ascenseurs au sixième étage avant que les soldats qui gardaient le
hall d’entrée n’aient eu le temps de comprendre ce qui se passait. Trois
soldats avaient essayé de monter par l’escalier de secours, du côté est. Un
homme du service d’entretien, un certain Charles Yorkin, avait tiré un coup de
fusil au-dessus de leurs têtes, seul coup de feu de toute l’opération.
Les téléspectateurs de la station
WBZ-TV virent alors Bob Palmer s’arrêter en plein milieu d’une phrase, puis l’entendirent
dire : « Allez, on y va ! » Il y eut ensuite un bruit de
bagarre hors du champ de la caméra. Quand ce fut terminé, des milliers de
téléspectateurs médusés virent reparaître Bob Palmer, un pistolet au poing.
Quelque part dans le studio, une
voix rauque jubilait :
– On les a eus, Bob ! On
a eu les salopards ! Tous !
– Parfait, bon travail, dit
Palmer qui se tourna ensuite vers la caméra. Habitants de Boston, Américains
qui nous écoutez : quelque chose de grave et de terriblement important
vient de se produire dans ce studio. Et je suis heureux que cet événement se
soit produit à Boston, berceau de l’indépendance de l’Amérique. Depuis sept
jours, nos studios sont sous la surveillance d’hommes qui prétendent faire
partie de la Garde nationale. Des hommes en kaki, armés, qui montaient la garde
à côté de nos cameramen, à la régie, devant nos téléscripteurs. Avons-nous
truqué les informations que nous vous communiquions ? J’ai le regret de
vous dire que oui. On m’a forcé à lire des textes préparés à l’avance, pratiquement
en me mettant un pistolet sur la tempe. Ces textes portaient sur la prétendue
épidémie de super-grippe, et tout ce qu’ils disaient était totalement faux.
Les voyants du standard
téléphonique commencèrent à clignoter. Quinze secondes plus tard, ils étaient
tous allumés.
– Nos cameramen ont pris des
films qui ont été confisqués ou détruits. Les reportages de nos journalistes
ont disparu. Mais nous avons un film, mesdames et messieurs, et nous avons des
correspondants ici même, dans ce studio – pas des journalistes professionnels, mais
des témoins de ce qui est peut-être le plus grand désastre que ce pays ait
jamais connu… et je n’utilise pas ces mots à la légère. Nous allons maintenant
vous présenter une partie de ce film. Il a été tourné clandestinement et la
qualité technique de l’image n’est pas toujours très bonne. Mais nous qui
venons de libérer notre station de télévision, nous croyons que ces images vous
suffiront, et même qu’elles vous suffiront amplement.
Il leva les yeux, sortit un
mouchoir de la poche de son blazer et se moucha. Les téléspectateurs qui
avaient une bonne télé couleurs purent voir qu’il était rouge et qu’il avait de
la fièvre.
– Si tout est prêt, George, vas-y.
Des images tournées à l’hôpital
général de Boston apparurent alors sur les écrans. Les salles étaient bondées. Des
malades étaient couchés par terre, jusque dans les couloirs. Les infirmières, certaines
manifestement malades, couraient dans tous les sens. Plusieurs pleuraient. D’autres
étaient en état de choc, presque comateuses.
Des images de soldats armés aux
coins des rues. Des images de portes défoncées.
Puis le visage de Bob Palmer
réapparut sur l’écran.
– Mesdames et messieurs, dit-il
d’une voix calme, si vous avez des enfants, je vous conseille de leur dire de
ne pas regarder ce qui va suivre.
L’image floue d’un camion qui
reculait sur une jetée du port de Boston, un camion kaki de l’armée. Au-dessous,
ballottée par les vagues, une barge recouverte de bâches. Deux soldats, le
visage caché sous leur masque à gaz, descendaient de la cabine du camion. L’image
sauta un peu, puis se stabilisa au moment où les deux hommes écartaient la
toile qui fermait l’arrière du camion. Ils grimpèrent à l’intérieur et les
cadavres commencèrent à dégringoler dans la barge : femmes, vieillards, enfants,
policiers, infirmières ; ils tombaient en pirouettant du haut du quai, avalanche
qui semblait ne jamais vouloir finir. À un moment du film, on put voir distinctement
que les soldats se servaient de fourches pour sortir les corps.
Palmer garda l’antenne pendant
deux heures lisant d’une voix de plus en plus rauque coupures de presse et
bulletins, interviewant les autres membres de l’équipe. Il continua jusqu’à ce
que quelqu’un au rez-de-chaussée se rende compte qu’il n’était pas nécessaire
de reprendre le sixième étage pour tout arrêter. A 11 h 16, l’émetteur WBZ se
tut, définitivement détruit par une charge de dix kilos de plastic.
Palmer et ses complices du sixième
étage furent exécutés sommairement, coupables d’avoir trahi le gouvernement des
États-Unis d’Amérique.
Le Call-Clarion était un petit hebdomadaire qu’un avocat en retraite, James D. Hogliss, publiait
à Durbin, en Virginie-Occidentale. Il s’était toujours bien vendu, car Hogliss
avait courageusement combattu en faveur des mineurs quand ils avaient voulu
fonder un syndicat à la fin des années quarante. Et depuis, l’ancien avocat ne
cessait de tirer à boulets rouges dans ses éditoriaux sur les bureaucrates
incompétents de la municipalité, de l’État, de Washington.
Hogliss avait normalement des
livreurs, mais en cette belle matinée d’été il distribuait lui-même son
hebdomadaire dans sa Cadillac 1948 dont les gros pneus à flancs blancs crissaient
dans les rues désertes de Durbin. Les journaux s’entassaient sur les banquettes
et dans le coffre. Ce n’était pas le jour où sortait normalement le Call-Clarion,
mais le journal ne comptait cette fois-ci qu’une seule page imprimée en gros
caractères et bordée d’un bandeau noir. En haut, ÉDITION SPÉCIALE, la première
depuis 1980, lorsqu’un coup de grisou dans la mine de Ladybird avait fait quarante
victimes.
Au-dessous, un titre : ÉPIDÉMIE
CATASTROPHIQUE – LE GOUVERNEMENT CACHE LA VÉRITÉ !
Puis une légende : James D. Hogliss, en exclusivité pour le Call-Clarion.
Et plus bas : Nous avons
appris de sources bien informées que l’épidémie de grippe (communément appelée
dans notre région la grippe étrangleuse) est en réalité causée par une mutation
mortelle du virus de la grippe ordinaire, créée par notre gouvernement à des
fins militaires – en violation flagrante des accords de Genève relatifs à la
guerre bactériologique et chimique, accords que les représentants des États-Unis
ont signés il y a sept ans. Notre informateur, un officier de l’armée
actuellement en poste à Wheeling, précise qu’il est « absolument faux »
qu’un vaccin soit bientôt prêt. Aucun vaccin, selon notre informateur, n’a
encore été mis au point.
La situation est si grave qu’on
ne peut plus simplement parler d’une catastrophe ou d’une tragédie. C’est la
fin de toute la confiance que nous pouvions avoir dans notre gouvernement. S’il
a pu commettre pareille infamie, alors…
Hogliss était malade, à bout de
forces. Pour rédiger son éditorial, il avait dû rassembler tout ce qu’il lui
restait d’énergie. Ses poumons étaient remplis de mucosités. Il haletait, comme
s’il venait de monter six étages à pied. Et pourtant, il allait méthodiquement
de porte en porte, déposant ses journaux sans même savoir s’il y avait encore
quelqu’un à l’intérieur, si ce quelqu’un aurait encore la force de sortir pour
ramasser ce qu’il avait laissé devant sa porte. Finalement, il arriva à la
sortie ouest de la ville, le quartier des pauvres, avec ses cabanes, ses
roulottes ses odeurs de fosses septiques. Il ne restait plus de journaux que
dans le coffre qu’il laissa ouvert. Et le coffre s’ouvrait et se fermait avec
les cahots de la route. Un terrible mal de tête aveuglait le vieil homme, lui
faisait voir double.
Lorsqu’il eut visité la dernière
maison, une cabane en planches près du passage à niveau, il lui restait encore
un ballot de vingt-cinq journaux. Il coupa la ficelle avec son vieux canif et
laissa le vent les emporter. Il pensait à son informateur, un major aux yeux
fous muté à Wheeling trois mois plus tôt. Auparavant, il avait travaillé pour
un projet ultra-secret en Californie, le Projet Bleu. Là-bas, le major était
responsable des services de sécurité. Pendant l’interview, il n’avait pas cessé
de tripoter son pistolet. Hogliss était convaincu qu’il n’allait pas tarder à
utiliser son arme, si ce n’était déjà fait.
Il revint s’asseoir au volant de
sa Cadillac, seule voiture qu’il avait jamais eue depuis son vingt-septième
anniversaire, et comprit qu’il était trop fatigué pour conduire. Il laissa
alors sa tête basculer contre le dossier de la banquette, écouta les sifflements
qui sortaient de sa poitrine, regarda le vent emporter paresseusement ses
journaux jusqu’au passage à niveau. Certains restaient pris dans des arbres où
ils pendaient comme d’étranges fruits. Tout près, il pouvait entendre le gazouillis
du ruisseau où il allait pêcher quand il était petit garçon. Il n’y avait plus
de poissons, naturellement – les mines de charbon s’étaient chargées de les
exterminer. Mais le bruit était toujours le même, apaisant. Le vieil homme
ferma les yeux, s’endormit et mourut une heure et demie plus tard.
Le Los
Angeles Times n’eut le temps d’imprimer que 26 000 exemplaires de son
édition spéciale d’une page avant que la censure militaire ne découvre qu’il ne
s’agissait pas d’un cahier publicitaire, comme on le lui avait dit. La riposte
fut foudroyante. Le communiqué officiel du FBI annonça que des « extrémistes »
avaient plastiqué les rotatives du Los Angeles Times, causant la mort de
vingt-huit employés. Le FBI n’eut pas à expliquer comment l’explosion avait pu
faire des trous dans chacune de ces vingt-huit têtes car les cadavres furent
jetés en mer avec ceux de plusieurs milliers de victimes de la super-grippe.
Pourtant, 10 000 exemplaires
avaient été distribués, et ce fut suffisant. Un titre en caractères de 36
points :
ÉPIDÉMIE
MORTELLE SUR LA COTE OUEST
Les habitants fuient par
milliers
Le gouvernement cache la
vérité
LOS ANGELES – Certains des
membres de la Garde nationale dépêchés à Los Angeles pour prêter main-forte à l’occasion
de la tragédie actuelle sont en réalité des officiers supérieurs de l’armée. Leur
travail consiste notamment à dire à la population terrorisée de Los Angeles que
la super-grippe n’est que « légèrement plus virulente » que les
souches de Londres ou de Hong Kong… Si c’est le cas, on s’explique mal pourquoi
tous portent des respirateurs. Le président prononcera un discours ce soir à
dix-huit heures (heure de Los Angeles). Selon certaines sources, le président
va prendre la parole dans un décor absolument identique à son bureau de la
Maison-Blanche, mais en réalité installé au fond d’un bunker souterrain. Son
attaché de presse a formellement démenti ces informations qu’il qualifie d’hystériques
et de malintentionnées. Selon le texte du discours qui a été communiqué à l’avance
à la presse, le président a l’intention de « gronder » le peuple
américain qui selon lui, manquerait de sang-froid. La paniqué actuelle serait, toujours
selon lui, semblable à celle qui avait suivi la célèbre émission d’Orson Welles
au début des années trente, La Guerre des Mondes.
Le Times
souhaiterait que le président réponde à cinq questions :
1. Pourquoi des
brutes en uniforme nous empêchent-elles d’informer le public, en violation flagrante
de la Constitution ?
2. Pourquoi
les routes 5,10 et 15 ont-elles été fermées par des blindés et des transports
de troupes ?
3. S’il s’agit
d’une « épidémie mineure de grippe » pourquoi la loi martiale
a-t-elle été décrétée à Los Angeles ?
4. S’il s’agit
d’une « épidémie mineure de grippe », pourquoi remorque-t-on en mer
des trains de barges ? Ces barges contiennent-elles ce que nous craignons,
et ce que des sources bien informées nous assurent qu’elles contiennent : les
cadavres des victimes de l’épidémie ?
5. Enfin, si
un vaccin doit vraiment être distribué aux médecins et hôpitaux de la région au
début de la semaine prochaine, pourquoi aucun des quarante-six médecins
interrogés par ce journal n’est au courant du programme de distribution ? Pourquoi
aucune clinique n’a été équipée pour administrer ce vaccin ? Pourquoi pas
un seul des dix distributeurs de produits pharmaceutiques que nous avons interrogés
n’a entendu parler du vaccin ou reçu des instructions du ministère de la Santé ?
Nous demandons
au président de répondre à ces questions dans son discours. Et surtout, nous
lui demandons de mettre un terme à ces pratiques totalitaires, de renoncer à
cette tentative insensée de cacher la vérité…
À Duluth, un
homme sandwich faisait les cent pas sur l’avenue Piedmont, en short kaki et en
sandales. Une grosse tache de cendre lui maculait le front et sur ses épaules
décharnées pendaient les deux panneaux où un message était gribouillé en
lettres maladroites.
Devant on pouvait lire :
L’HEURE DE LA
FIN A SONNÉ
LE CHRIST NOTRE SAUVEUR SERA
BIENTOT DE RETOUR
PRÉPARE-TOI À RENCONTRER TON DIEU !
Et derrière :
MALHEUR À CEUX
QUI N’ONT PAS LE CŒUR EN PAIX
LES PUISSANTS SERONT TERRASSÉS ET
LES FAIBLES GRANDIS
LA GRANDE NOIRCEUR EST PROCHE
MALHEUR À TOI SION
Quatre jeunes
gens en blouson de cuir, tous enrhumés, tous avec une mauvaise toux, foncèrent
sur l’homme au short kaki et le frappèrent avec ses panneaux jusqu’à ce qu’il
perde connaissance. Puis ils prirent la fuite. L’un d’eux hurla par-dessus son
épaule :
– Ça t’apprendra à faire
peur aux gens ! Ça t’apprendra à faire peur aux gens, espèce de cinglé !
À Springfield,
dans le Missouri, l’émission la plus écoutée le matin était Vous avez la
parole, sur la station KLFT. Ray Flowers, l’animateur, disposait de six
lignes téléphoniques dans la petite cabine où il travaillait. Ce matin-là, 26
juin, il fut le seul employé de KLFT à se présenter au travail. Il savait ce
qui se passait dehors. Il avait peur. Depuis une semaine à peu près, tous les
gens qu’il connaissait étaient tombés malades. Il n’y avait pas de soldats à
Springfield, mais il avait entendu dire qu’on avait appelé la Garde nationale à
Kansas City et à Saint Louis pour « tranquilliser la population » et
a empêcher le pillage ». Ray Flowers se sentait en pleine forme. Songeur, il
regardait son matériel : les téléphones, la boucle de retard qui lui
permettait de couper les auditeurs qui de temps en temps décidaient de dire des
cochonneries, les cassettes de messages publicitaires (« Les W.-C. sont
en train de déborder… et vous ne savez plus quoi faire… Appelez l’homme au
siphon magique... Appelez Jack le Plombier ! ») et naturellement
le micro.
Il s’alluma une cigarette et
ferma à clé la porte du studio. Puis il entra dans sa petite cabine dont il
verrouilla également la porte. Il arrêta la musique enregistrée que débitait un
magnétophone, lança son indicatif musical, puis s’installa devant le micro.
– Bonjour tout le monde. Ici
Ray Flowers et Vous avez la parole. Ce matin, un seul sujet vous intéresse
j’en suis sûr. La super-grippe, l’Étrangleuse ou le Grand Voyage, tout ça c’est
du pareil au même. J’ai entendu des histoires horribles. Apparemment l’armée
contrôle tout. Si vous voulez en parler, je suis prêt à vous écouter. Nous vivons
encore dans un pays libre, non ? Et comme je suis tout seul ici ce matin, nous
allons procéder un peu différemment. J’ai arrêté la machine qui me sert à
filtrer les appels et je pense que nous pouvons nous passer de messages
publicitaires. Si le Springfield que vous voyez ressemble à celui que je vois
du haut des fenêtres de KLFT, je n’ai pas l’impression que vous aurez tellement
envie d’aller faire des courses aujourd’hui. Bon – quand faut y aller, faut y
aller ! comme disait ma mère. Nos numéros de téléphone : 555-8600 et
555-8601. Si les lignes sont occupées, soyez patients. Je suis tout seul
aujourd’hui.
Un détachement de l’armée se
trouvait à Carthage, à 80 kilomètres de Springfield. Une patrouille partit
aussitôt pour s’occuper de Ray Flowers. Deux hommes refusèrent d’exécuter les
ordres. Ils furent abattus sur-le-champ.
Dans l’heure qu’il fallut aux
soldats pour arriver à Springfield, Ray Flowers reçut plusieurs appels. Un
médecin qui disait que les gens crevaient comme des mouches et que le
gouvernement mentait comme un arracheur de dents quand il parlait d’un vaccin ;
une infirmière qui confirmait qu’on évacuait les cadavres des hôpitaux de
Kansas City par pleins camions ; une femme en plein délire qui prétendait
voir des soucoupes volantes ; un fermier qui avait vu des militaires
creuser un fossé sacrément long avec deux bulldozers dans un champ au bord de
la route 71, au sud de Kansas City ; une demi-douzaine d’autres encore.
– Ouvrez ! fit une voix
assourdie. Au nom du gouvernement des États-Unis, ouvrez !
Ray regarda sa montre. Midi et
quart.
– Eh bien, dit-il, on dirait
que les Marines viennent de débarquer. Mais je vais continuer à prendre vos
appels. Vous…
Le crachotement d’une arme
automatique, et la poignée de la porte du studio tomba sur le tapis. De la
fumée bleue sortait du trou. Un coup d’épaule et la porte s’ouvrit. Une
demi-douzaine de soldats en tenue de combat se précipitèrent à l’intérieur, masques
à gaz sur le visage.
– Des soldats viennent d’entrer
dans le studio reprit Ray. Ils sont armés jusqu’aux dents… on dirait le débarquement
de Normandie. À part les masques à gaz…
– Arrêtez ! hurla un
sergent bâti comme une armoire à glace.
Il le menaçait avec son fusil, derrière
la vitre de la cabine.
– Certainement pas ! répondit
Ray.
Il avait très froid et, quand il
prit sa cigarette dans le cendrier, il se rendit compte que ses doigts
tremblaient.
– Cette station a un permis
du gouvernement et…
– Je l’annule ton putain de
permis ! Arrête tout !
– Certainement pas ! Mesdames
et messieurs continua Ray en s’approchant du micro, on vient de m’ordonner d’arrêter
l’émetteur KLFT et j’ai refusé d’obéir. J’ai raison, il me semble. Ces types se
comportent comme des nazis, pas comme des soldats américains. Je ne vais pas…
– Dernière chance ! fit
le sergent en épaulant son arme.
– Sergent, dit un des
soldats qui se tenait à la porte, je ne crois pas que vous pouvez…
– Si ce con ouvre encore la
bouche, liquidez-le, ordonna le sergent.
– Je crois qu’ils vont tirer
sur moi, dit Ray Flowers.
L’instant d’après, la vitre du
studio de régie vola en éclats. Le réalisateur s’effondra sur son pupitre de
contrôle. Un terrible sifflement, de plus en plus aigu, sortit d’un
haut-parleur. Le sergent vida son chargeur sur le pupitre de contrôle et le sifflement
s’arrêta. Les voyants des lignes téléphoniques continuaient à clignoter.
– O. K., dit le sergent en
se retournant. Je veux être rentré à Carthage dans moins d’une heure et je ne
vais pas…
Trois de ses hommes ouvrirent le
feu sur lui-en même temps, l’un d’eux avec un fusil automatique sans recul qui
pouvait tirer soixante-dix balles à la seconde. Le sergent esquissa une
curieuse danse de mort, puis tomba à la renverse à travers ce qui restait de la
vitre de la cabine. L’une de ses jambes se contracta et sa botte de combat fit
tomber quelques éclats de verre qui tenaient encore au châssis de métal.
Un jeune soldat dont les boutons
d’acné ressortaient sur son visage couleur de petit-lait éclata en sanglots. Les
autres restèrent figés sur place, incrédules. L’air empestait la poudre.
– On l’a eu ! hurla le
soldat boutonneux. Nom de Dieu ! On a eu le sergent Peters !
Personne ne lui répondit. Ils
étaient hébétés, incapables de comprendre ce qui était arrivé. C’était un jeu
mortel, mais ce n’était pas leur jeu.
Le téléphone que Ray Flowers
avait posé juste avant de mourir crachotait encore.
– Ray ? Vous êtes là, Ray ?
disait une voix nasillarde, grossie par l’amplificateur. On vous écoute tous
les jours, mon mari et moi. On voulait simplement vous dire que vous faites du
bon travail. Continuez. Ne vous laissez pas impressionner par ces types. D’accord,
Ray ? Ray ?… Ray ?…
COMMUNIQUE 234
ZONE 2 ULTRA-SECRET
DE : LANDON ZONE 2 NEW YORK
À : CREIGHTON COMMANDEMENT
CENTRAL
OBJET : OPÉRATION CARNAVAL
MESSAGE : CORDON SANITAIRE
NEW YORK TOUJOURS OPÉRATIONNEL ÉVACUATION DES CORPS CONTINUE VILLE RELATIVEMENT
CALME X POPULATION COMMENCE À COMPRENDRE SITUATION PLUS RAPIDEMENT QUE PREVU MAIS
AVONS SITUATION EN MAIN CAR MAJORITÉ POPULATION NE SORT PAS À CAUSE
SUPER-GRIPPE XX ESTIMONS 50% DES TROUPES GARDANT LES BARRAGES AUX POINTS D’ENTRÉE/SORTIE [PONT GEORGE WASHINGTON PONT TRIBOROUGH PONT BROOKLYN TUNNELS
LINCOLN ET HOLLAND PLUS ACCÈS AUTOROUTES DE BANLIEUE] MAINTENANT ATTEINTS PAR
SUPER-GRIPPE PLUPART DES HOMMES ENCORE CAPABLES SERVICE ACTIF XXX TROIS INCENDIES
NON MAITRISÉS HARLEM 7E AVENUE SHEA STADIUM XXXX DÉSERTIONS DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES
EXÉCUTION SOMMAIRE DES DÉSERTEURS XXXXX ÉVALUATION PERSONNELLE SITUATION ENCORE
VIABLE MAIS SE DÉTÉRIORE LENTEMENT XXXXXX FIN MESSAGE
LANSON ZONE 2 NEW YORK
À Boulder, dans
le Colorado, le bruit commençait à courir que le Centre d’étude de la pollution
atmosphérique de la Météorologie nationale était en fait un Centre de
recherches sur la guerre bactériologique. Un animateur à moitié délirant d’une
station FM de Denver avait relancé la rumeur. À onze heures du soir, le 26 juin,
les habitants de Boulder avaient commencé à fuir comme des lemmings. On envoya
une compagnie de soldats de Denver-Arvada pour les arrêter. Autant essayer de
nettoyer les écuries d’Augias à la balayette. Plus de onze mille civils – malades,
terrorisés, avec une seule idée en tête : s’éloigner le plus vite et le
plus loin possible du centre météorologique – bousculèrent les soldats. Des
milliers d’autres s’éparpillèrent aux quatre points cardinaux.
À onze heures et quart, une
terrible explosion déchira la nuit. Un jeune gauchiste, Desmond Ramage, venait
de faire sauter dans le hall d’entrée du centre météorologique huit kilos de
plastic destinés à l’origine à différents tribunaux de la région. L’explosif
était de première qualité, le détonateur pas tout à fait point. Ramage s’envola
en fumée avec toute une collection d’appareils météorologiques parfaitement
inoffensifs qui servaient en fait à mesurer la pollution.
Pendant ce temps, à Boulder, l’exode
continuait.
COMMUNIQUÉ 771
ZONE 6 ULTRA-SECRET
DE : GARETH ZONE 6 LITTLE
ROCK
À : CREIGHTON COMMANDEMENT
CENTRAL
OBJET : OPÉRATION CARNAVAL
MESSAGE : BRODSKY NEUTRALISÉ
JE RÉPETE BRODSKY NEUTRALISÉ L’AVONS TROUVÉ DANS UNE CLINIQUE À LITTLE ROCK
JUGÉ ET EXÉCUTÉ SOMMAIREMENT POUR TRAHISON CONTRE ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
CERTAINS MALADES ONT VOULU INTERVENIR QUATORZE CIVILS BLESSÉS SIX TUÉS TROIS DE
MES HOMMES BLESSÉS AUCUN GRAVEMENT X FORCES ZONE 6 TRAVAILLENT À 40 % CAPACITÉ SEULEMENT EVALUE A 25 % LES HOMMES ENCŒ EN SERVICE ACTIF MAINTENANT
ATTEINTS PAR SUPER-GRIPPE 15 % DÉSERTEURS XX GRAVE INCIDENT DANS
APPLICATION PLAN D’URGENCE F COMME FRANK XXX SERGENT T. L. PETERS EN POSTE
CARTHAGE MISSOURI DÉTACHÉ POUR MISSION URGENTE A SPRINGFIELD MISSOURI
APPAREMMENT ASSASSINÉ PAR SES HOMMES XXXX AUTRES INCIDENTS SEMBLABLES POSSIBLES
MAIS NON CONFIRMÉS SITUATATON SE DÉTÉRIORE RAPIDEMENT XXXXX FIN MESSAGE
GARFIELD ZONE 6 LITTLE ROCK
Pendant que la
nuit s’étendait sur la terre comme un éthéromane sur son divan, deux mille étudiants
de la Kent State University, dans l’Ohio, étaient sur le sentier de la guerre. Deux
mille émeutiers au total : les étudiants qui prenaient des cours de
rattrapage, les membres d’un colloque sur la future école de journalisme de l’université,
cent vingt stagiaires en art dramatique deux cents membres des Futurs
agriculteurs d’Amérique, association régionale de l’Ohio, dont le congrès s’était
ouvert au moment où la super-grippe commençait à se propager comme un feu de
broussailles. Tous étaient enfermés sur le campus depuis le 22 juin, quatre
jours plus tôt.
Voici la transcription des
messages captés sur la fréquence de la police entre 19 h 16 et 19 h 22.
– Unité 16, unité 16, vous m’entendez ?
À vous.
– Euh… je vous entends, unité
20. À vous.
– Euh… un groupe vient par ici,
unité 16. À peu près soixante-dix et… euh… du nouveau, unité 16, un autre
groupe arrive de l’autre côté… Nom de Dieu, au moins deux cents on dirait. À
vous.
– Unité 20. Ici poste
central. Vous m’entendez ? À vous.
– Je vous entends, poste
central. À vous.
– Je vous envoie Chumm et
Halliday. Bloquez la route avec votre voiture. Aucune autre intervention. S’ils
vous passent par-dessus écartez les cuisses et profitez-en. Pas de résistance, vous
m’entendez ? À vous.
– J’ai bien compris, pas de
résistance, poste central. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ces soldats, du côté est ?
À vous.
– Quels soldats ? À
vous.
– C’est ce que je demandais,
poste central. Ils sont en train…
– Poste central, ici Dudley
Chumm. Merde ! Ici unité 12. Je m’excuse, poste central. Un groupe d’étudiants
sur Burrows Drive. Environ cent cinquante. Ils vont rejoindre les autres. Ils
chantent ou ils crient quelque chose. Chef ! Nom de Dieu ! Il y a des
soldats par ici aussi. Ils ont des masques à gaz, je crois. On dirait qu’ils se
mettent en tirailleurs. Ça m’en a tout l’air en tout cas. À vous.
– Poste central à unité 12. Rejoignez
l’unité 20. Même consigne. Pas de résistance. À vous.
– Bien compris, poste
central. J’y vais. À vous.
– Poste central, ici unité
17. C’est Halliday qui parle, poste central. Vous me recevez ? À vous.
– Je vous reçois, 17. À vous.
– Je suis derrière Chumm. Un
autre groupe de deux cents étudiants avance en direction de l’est. Ils portent
des pancartes. SOLDATS JETEZ VOS ARMES. J’en vois une autre : LA VÉRITE
TOUTE LA VÉRITÉ RIEN QUE LA VÉRITE. Ils…
– Je m’en fous de ce qu’il y
a d’écrit sur les pancartes, unité 17. Allez-y avec Chumm et Peters et arrêtez-les.
On dirait que ça va péter. À vous.
– Bien compris. Terminé.
– Ici Richard Burleigh, chef
du service de sécurité du campus, je parle au chef des forces militaires
postées sur le côté sud du campus. Je répète : ici Burleigh, chef des
services de sécurité. Je sais que vous nous écoutez. Alors, pas la peine de
jouer au plus malin et accusez réception. À vous.
– Ici coloneI Albert Philips,
armée de terre. Je vous écoute, Burleigh.
– Poste central, unité 16. Les
étudiants se rassemblent devant le monument aux morts. On dirait qu’ils
avancent vers les soldats. Ça sent mauvais. À vous.
– Ici Burleigh, colonel
Philips. Quelles sont vos intentions ? À vous.
– Mes ordres sont de ne
laisser personne sortir du campus. J’ai l’intention d’exécuter mes ordres. Si
ces étudiants ne font que manifester, pas de problème. S’ils essaient de sortir…
À vous.
– Vous ne voulez pas dire…
– J’ai dit ce que j’ai dit, Burleigh.
Terminé.
– Philips ! Philips !
répondez-moi, nom de Dieu ! Ce ne sont pas des Viets ! Ce sont des
enfants ! Des Américains ! Ils ne sont pas armés ! Ils…
– Unité 13 au poste central.
Les étudiants s’avancent vers les soldats, chef. Ils chantent une chanson. La
chanson de cette chanteuse, une belle petite poule, quelque chose comme Baez je
crois. Oh… Merde ! J’ai l’impression qu’ils lancent des pierres. Ils… Nom
de Dieu ! Bordel de merde ! Ils peuvent pas faire ça !
– Poste central à unité 13 !
Qu’est-ce qui se passe ? Répondez !
– Ici Chumm. Je vais te dire
ce qui arrive. Un massacre. Je peux pas regarder ça. Les salauds ! Ils… comme
au tir au pigeon. Avec des mitrailleuses, on dirait. J’ai pas l’impression qu’ils
ont fait les sommations. Ceux qui sont encore debout… euh… ils se dispersent… ils
courent dans tous les sens. Nom de Dieu ! Une fille vient de se faire
couper en deux ! Du sang… il y en a au moins soixante-dix, quatre-vingts
couchés sur l’herbe. Ils…
– Chumm ! Répondez !
Répondez, unité 12 !
– Poste central, ici unité
17. Vous recevez ? À vous.
– Je vous reçois, mais où est
ce foutu Chumm ? À vous !
– Chumm et… Halliday, je
crois… oui, je crois qu’ils sont sortis de leurs voitures pour voir de plus
près. Nous revenons, Dick. On dirait que les soldats se tirent dessus entre eux.
Je ne sais pas qui est en train de gagner, et je m’en fous. Ce sera bientôt
notre tour, je crois. Si on arrive à sortir de là, je propose qu’on descende
tous au sous-sol et qu’on attende qu’ils n’aient plus de munitions. À vous.
– Bordel de Dieu…
– Le tir au pigeon continue,
Dick. Je plaisante pas. Terminé.
Dans la majeure partie des
échanges dont on vient de lire la transcription, l’auditeur peut entendre de
petites détonations dans le lointain, assez semblables à celles que font des
marrons jetés dans un feu. On entend aussi de faibles cris… et, durant les
dernières quarante secondes à peu près, la toux sourde des mortiers.
Voici la
transcription des messages captés sur une fréquence HF spéciale dans le sud de
la Californie, entre 19 h 17 et 19 h 20, heure locale.
– Massinill, Zone 10. Vous m’entendez,
Base Bleue ? Code Annie Oakley, extrême urgence. Répondez si vous êtes là.
À vous.
– Ici Len, David. Pas la
peine de s’emmerder avec les codes. Personne n’écoute.
– Nous ne contrôlons plus du
tout la situation, Len. Los Angeles est en flammes, toute la ville, partout. Tous
nos hommes sont malades. Ceux qui étaient encore valides ont déserté. Ils
pillent les magasins avec les civils. Je suis en haut de la tour de la Bank of
America. À peu près six cents personnes essayent d’entrer pour me faire la peau.
La plupart sont des soldats.
– Tout s’écroule, le centre
ne tient plus.
– Répétez. Je n’ai pas
compris.
– Ça ne fait rien. Vous
pouvez sortir ?
– Sûrement pas. Mais je vais
faire danser ces salopards. Les premiers en tout cas. J’ai un fusil automatique
avec moi. Salauds ! Bande de salauds !
– Bonne chance, David.
– Vous aussi. Tenez bon.
– Comptez sur moi.
– Je ne sais pas si…
Les communications verbales s’interrompent
alors. Un crissement de métal qu’on force, un bruit de vitres cassées. Des cris.
Des détonations d’armes légères, et ensuite, tout près de l’émetteur, les
explosions sourdes de ce qui pourrait bien être une arme automatique. Les
hurlements se rapprochent. Le sifflement d’une balle qui ricoche un hurlement à
côté de l’émetteur, un bruit sourd, le silence.
Voici la
transcription des messages captés sur la fréquence normale de l’armée, à San
Francisco entre 19 h 28 et 19 h 30, heure locale.
– Soldats et frères ! Nous
avons pris la station de radio et le quartier général ! Vos oppresseurs
sont morts ! Moi, frère Zénon, jusqu’à présent caporal-chef Roland Gibbs, je
me proclame premier président de la République de Californie du Nord ! Nous
avons pris le pouvoir ! Nous avons pris le pouvoir ! Si vos officiers
tentent de désobéir à mes ordres abattez-les ! Abattez-les comme des
chiens ! Comme des chiens ! Comme des chiennes pleines de merde !
Notez le nom, le grade et le matricule des déserteurs ! Notez le nom de
ceux qui parlent de sédition ou de trahison contre la République de la
Californie du Nord ! Une ère nouvelle est arrivée ! Les jours de l’oppression
sont terminés ! Nous sommes…
Le crépitement d’une mitraillette,
des hurlements. Des bruits sourds. Plusieurs coups de feu, encore des cris, une
longue rafale de mitraillette. Un gémissement d’agonie qui s’éternise. Trois
secondes de silence total.
– Ici le major Alfred Nunn, armée
de terre. Je prends le commandement temporaire de la région de San Francisco. Nous
avons liquidé les traîtres qui s’étaient emparés du quartier général. J’ai la
situation en main, je répète, j’ai la situation en main. Les déserteurs seront
traités comme auparavant : avec la dernière rigueur, je répète, avec la
dernière rigueur. Je suis maintenant…
Encore des coups de feu. Un cri.
Une voix lointaine :
– Tous ! Tuez-les
tous ! Mort aux cochons de militaires…
Une fusillade nourrie. Puis le
silence.
À 21 h 16, heure
de l’est, ceux qui avaient encore la force de regarder la télévision dans la
région de Portland, État du Maine, virent avec une horreur tranquille sur la
chaîne WCSH-TV un énorme Noir manifestement dérangé, complètement nu à part un
petit pagne de cuir rose et une casquette d’officier de marine, procéder à
soixante-deux exécutions publiques.
Ses collègues, noirs eux aussi et
à peu près nus, portaient tous des pagnes et un insigne ou quelque chose
montrant qu’ils avaient autrefois été militaires. Ils étaient équipés d’armes
automatiques et semi-automatiques. Dans un studio où le public avait autrefois
assisté à des jeux télévisés ou à des prises de bec entre candidats à la mairie,
d’autres membres de cette junte noire armés de fusils et de pistolets tenaient
en respect environ deux cents soldats en uniformes kaki.
L’énorme Noir, qui souriait
beaucoup en montrant des dents remarquablement blanches et régulières, était
debout à côté d’une grosse boule de verre, un 45 automatique au poing. À une
époque qui paraissait déjà lointaine, la boule servait à tirer au sort le nom
des heureux gagnants des jeux télévisés.
Il fit tourner la boule, y pêcha
un permis de conduire, puis dit d’une voix de stentor :
– Soldat de première classe
Franklin Stern, venez me rejoindre sur le plateau, s’il vous plaît.
Les types armés qui encadraient
le public se mirent à chercher autour d’eux, tandis qu’un cameraman qui
manquait certainement d’expérience faisait des panoramiques sautillants sur le
public.
Finalement, deux Noirs
empoignèrent un jeune homme aux cheveux blonds qui n’avait sans doute pas plus
de dix-neuf ans et le firent descendre sur le plateau, en dépit de ses vives
protestations. Puis ils le forcèrent à se mettre à genoux. Le grand Noir fit un
large sourire, éternua, cracha par terre et colla son 45 automatique sur la
tempe du soldat de première classe Stern.
– Non ! hurlait Stern. Je
vais faire ce que vous voulez, je vous le promets ! Je vais…
– Au-nom-du-père-et-du-fils-et-du-saint-esprit
entonna le grand Noir en se fendant d’un grand sourire avant d’appuyer sur la
détente.
Une grosse flaque de sang et de
cervelle se forma un peu derrière l’endroit où le soldat de première classe
Stern avait été forcé de se mettre à genoux. Le gros Noir y apporta sa
contribution, sous la forme d’un énorme mollard.
Ploc.
Le Noir éternua encore et faillit
tomber par terre. Un autre Noir, celui-ci dans la régie (il était habillé d’une
casquette de treillis et d’un caleçon d’un blanc immaculé), appuya sur le
bouton APPLAUDISSEZ, et le panneau lumineux se mit à clignoter devant le public.
Les Noirs qui surveillaient le public levèrent leurs armes d’un air menaçant et
leurs prisonniers des soldats blancs, le visage luisant de sueur, applaudirent
frénétiquement.
– Suivant ! annonça le
grand Noir, et il plongea la main dans la boule de verre. Caporal chef Roger
Petersen, venez me rejoindre sur le plateau, s’il vous plaît !
Dans le public, un homme poussa
un hurlement et voulut faire un plongeon en direction des portes. Quelques
secondes plus tard, il était sur le plateau. Dans la confusion, un homme assis
au troisième rang voulut arracher de sa vareuse la plaquette de plastique où l’on
pouvait lire son nom. Un coup de feu partit et on le vit s’affaisser dans son
fauteuil, les yeux vitreux, comme si une émission mortellement ennuyeuse l’avait
mis dans un état semi-comateux.
Le spectacle dura jusque vers
onze heures et quart, lorsqu’une quarantaine d’hommes des troupes régulières, équipés
de masques à gaz et de mitraillettes, firent irruption dans le studio. Et ce
fut aussitôt la guerre.
Le grand Noir au pagne tomba
presque immédiatement. Dégoulinant de sueur, hurlant des jurons, criblé de
balles, il tirait encore comme un fou avec son pistolet automatique. L’homme
qui s’occupait de la caméra numéro 2 fut touché au ventre et, comme il se
baissait pour rattraper ses intestins, sa caméra fit un lent tour d’horizon, offrant
aux spectateurs un splendide et paisible panoramique sur le studio. Comme les
gardiens à moitié nus ripostaient, les soldats équipés de masques à gaz
arrosèrent tout le studio. Si bien que les soldats désarmés qui se trouvaient
pris entre deux feux, au lieu d’être sauvés virent simplement leur dernière
heure arriver un peu plus vite.
Un jeune homme aux cheveux
carotte, le visage déformé par la panique, commença à gambader sur les dossiers
des fauteuils et traversa six rangées comme un acrobate sur des échasses, avant
qu’un déluge de balles de calibre 45 ne lui fauche les deux jambes. D’autres
rampaient entre les fauteuils, le nez collé sur le tapis, comme on leur avait
appris à ramper sous le feu ennemi quand ils faisaient leurs classes. Un
sergent aux cheveux gris se leva, étendit les bras comme une vedette de
télévision qui fait son entrée sur le plateau et hurla à pleins poumons : Arrêtez !
Le feu des deux camps se concentra sur lui et il se désintégra en tressautant,
comme une marionnette. À la régie les coups de feu et les hurlements des blessés
faisaient sauter les aiguilles à plus de + 50 dB.
Le cameraman tomba sur la poignée
de sa caméra et les téléspectateurs ne virent plus désormais que le plafond du
studio durant le reste du combat. Le feu s’apaisa quelque peu et, cinq minutes
plus tard, on n’entendait plus que des détonations isolées. Puis plus rien. À
part les cris.
À 11 h 05, le plafond du studio
fut remplacé sur les écrans des téléspectateurs par un personnage de bandes
dessinées assis devant sa télévision. Sur l’écran, un message : DIFFICULTÉS
TEMPORAIRES.
Et tandis que la soirée touchait
à sa fin, sans doute pouvait-on en dire autant de presque tout le monde, si ce
n’est que ces difficultés n’avaient rien de temporaire.
À Des Moines, à
23 h 30, heure de Chicago, une vieille Buick constellée d’autocollants
religieux – SI VOUS AIMEZ JÉSUS, KLAXONNEZ – patrouillait inlassablement les
rues désertes du centre de la ville. Un peu plus tôt dans la journée, un
incendie avait rasé la majeure partie du quartier de Hull Avenue et le collège ;
ensuite, il y avait eu une émeute dans le centre qui ressemblait maintenant à
un champ de bataille.
Au coucher du soleil, les rues s’étaient
remplies d’une foule nerveuse qui tournait en rond, des jeunes pour la plupart,
beaucoup en motos. Ils avaient cassé les vitrines, volé des téléviseurs, fait
le plein aux stations-service en regardant autour d’eux au cas où quelqu’un
aurait été armé. Puis les rues s’étaient vidées. Les motards embouteillaient
encore l’autoroute 80, mais la plupart s’étaient terrés derrière une porte
fermée à double tour, déjà atteints par la super-grippe ou sur le point de l’être,
quand la nuit tomba sur le pays des grands espaces. On aurait dit que Des
Moines sortait de quelque monstrueux réveillon, lorsque les derniers fêtards
vont s’écraser sur leur lit. Les pneus blancs de la Buick écrasèrent du verre
brisé, puis la voiture tourna à l’ouest pour prendre Euclid Avenue. Elle dépassa
deux autos qui s’étaient heurtées de plein fouet et qui gisaient maintenant sur
le côté, leurs pare-chocs étroitement enlacés comme deux amants après un double
homicide réussi. Un haut-parleur était installé sur le toit de la Buick. Il se
mit à craquer, puis on entendit les crachotements d’une aiguille sur les
premiers sillons d’un disque usé et bientôt, tonitruants dans les rues
spectrales et désertes de Des Moines, les roucoulements de Mother Maybelle
Carter qui vous recommandait vivement de voir la vie en rose.
Prenez la
vie en rose
Toujours en rose
Prenez toujours la vie en rose.
Alors tous vos problèmes,
Vous les verrez s’envoler
Si vous prenez la vie en rose…
La vieille
Buick continuait à marauder, faisait des huit, tournait en rond, parfois trois
ou quatre fois autour du même pâté de maisons. Quand ses roues passaient sur
une bosse (ou sur un corps), l’aiguille sautait.
À minuit moins vingt, la Buick se
rangea contre le trottoir. Puis elle repartit. Cette fois, c’était Elvis
Presley qui chantait The Old Rugged Cross. Un petit vent frais murmurait
dans les arbres, soulevant encore quelques bouffées de fumée au-dessus des
décombres.
Extraits du
discours du président, prononcé à vingt et une heures, heure de Washington, qui
n’a pu être diffusé dans de nombreuses régions.
« … une grande nation comme
la nôtre doit faire. Nous ne sommes pas des enfants à qui le noir fait peur ;
mais nous ne pouvons pas non plus prendre cette grave épidémie de grippe à la
légère. Américaines, Américains, je vous invite à rester chez vous. Si vous
vous sentez malades, restez au lit, prenez de l’aspirine et buvez beaucoup. Soyez
sûrs que vous serez rétablis dans moins d’une semaine. Permettez-moi de répéter
ce que je disais au début de cette conversation que j’ai avec vous ce soir :
ceux qui disent que cette grippe est mortelle sont des menteurs. Dans la très
grande majorité des cas, les malades peuvent s’attendre à guérir en moins d’une
semaine. De plus… »
[toux]
« De plus, certains groupes
extrémistes ont fait courir le bruit que cette grippe était causée par un virus
et que ce virus aurait été mis au point par le gouvernement à des fins
militaires. Américaines Américains, il s’agit d’un mensonge inqualifiable. Notre
pays a signé de bonne foi les accords de Genève sur les gaz de combat et sur la
guerre bactériologique. Nous n’avons jamais… »
[éternuements]
« … jamais participé à la
fabrication clandestine de substances proscrites par la convention de Genève. Il
s’agit d’une épidémie relativement grave de grippe, ni plus ni moins. Nous avons
appris ce soir qu’une douzaine d’autres pays sont touchés, dont l’Union
soviétique et la Chine communiste. En conséquence… »
[toux et éternuements]
« … nous vous demandons de
garder votre sang-froid sachant qu’un vaccin sera disponible d’ici à a fin de la
semaine ou au début de la semaine prochaine pour ceux qui ne seront pas déjà
guéris. La Garde nationale est intervenue dans certaines régions pour protéger
la population contre les vandales et les fauteurs de troubles, mais il est
absolument faux que des villes soient « occupées » par l’armée
régulière. Ces rumeurs sont dénuées de tout fondement, comme celles qui
voudraient que l’information soit contrôlée par le gouvernement. Américaines, Américains,
le comportement de ceux qui propagent ces rumeurs est… »
Sur la façade
d’un temple baptiste d’Atlanta, une inscription à la peinture rouge :
Cher Jésus, je vais bientôt te
revoir. Ton amie, l’Amérique. P. S. J’espère que tu auras encore des places
pour le week-end.